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 LES SUJETS ANIMES DANS LE DECOR MUSULMAN D'AFRIQIYAH (TUMSIE)

 

LES SUJETS ANIMES DANS LE DECOR MUSULMAN D'AFRIQIYAH (TUMSIE)

 

Par Slimane Mustapha ZBISS

 

 

L'art musulman, s'est-on plu il à affirmer, est un art indigent, dans la mesure où il s'est privé délibérément d'une ressource artistique de premier ordre : la vie. Au lieu de l'observer, de limiter et d'en exprimer les  manifestations dans le dessin, la sculpture et le monde large, au lieu de rechercher le vrai, le réel, le concert, l'artiste musul­man a préféré se retrancher dans le monde conventionnel où son inspiration s'est abreuvée aux sources de l'imagination, de l'abstraction et de la fiction pures. Cela ne manque  pas de vérité. En effet, l'on sait que la représentation des êtres vivants en Islam, si elle n'a pas fait l'objet d'une interdiction explicite et absolue, a été discréditée comme étant une manière de s'associer à Dieu, dans l'exercice de son pouvoir de Créateur. C'était assez pour en détourner les Musulmans, adeptes d’une religion proclamant I'Unité d'Allah et sa Souveraineté en dehors de tout associé. C'est ainsi que s'établit cette règle tacite, qu'on devait s'abstenir, dans la décoration de tout sujet pouvant l'appeler, tant dans la faune que dans la flore, tel ou tel objet précis. La faune fut abandonnée, mais on adopta une flore rarement identifiable avec celle de la nature. On eut enfin recours aux décors architectural, géométrique et épigraphique qui permettent de meubler à l'infinie les surfaces les plus étendues. De tels moyens ne pouvaient qu'engendrer des monstres de monotonie et d'inertie. Ils ont, en fait, abouti à la création d'œuvres qu'on tient pour des modèles de distinction, de finesse, de bon goût et même de vitalité.

Défaillant dans un sens, l'art musulman  est apparu, néanmoins, comme un excellent facteur d'émotion et d'intellectualité. Cela ne pouvait manquer de séduire les chercheurs et de stimuler leur ardeur à percer le mystère d'un domaine, somme toute, encore insuffisamment explorer. Depuis quelque temps des confins d’Orient aux limites extrêmes de l’Occident musulman, les chantiers tiers de fouille se multiplient et la prospection des monuments s’intensifie avec le dépouillement des collections et leur publication.

Or, des documents, de plus en plus nombreux, viennent apporter la preuve que l'interdiction de représenter des êtres vivants  ne fut pas toujours observée strictement par les décorateurs. En effet, que ce soit dans les palais omeyyades de Syrie ou dans les palais  abbassides d'Irak, dans les ruines fatimites ou dans celles de l'Espagne omeyyade, la représentation figurée apparaît comme une réalité palpable dans une grande qualité d'objets. Seule, l'Afrique du Nord avait semblé, jusqu'ici, être demeurée rigoureusement réfractaire à ce genre d'expression artistiques. A cela, une explication toujours plausible d'ailleurs : cette partie de l'Empire Musulman s’était distinguée par une orthodoxie farouche et  un rigorisme intransigeant ; elle fut une ennemie irréductible de toute "bidaa", innovation non strictement conforme aux usages unanimement  admis par l‘ensemble de la communauté musulmane. Mais cela n'était rigoureusement vrai que de la part de la masse populaire, entièrement attentive et docile aux enseignements des "faqih" gardiens vigilants de l'orthodoxie. Tout autre, cependant, était le comportement des gouvernants, comportement qui fut d'ailleurs à l'origine du divorce constant qui existe entre les deux parties. On sait par exemple que  les Aglabites, souverains de l'Ifriquiyah au IX siécle, avaient quitté leur quartier émiral de Kairouan, pour aller s'établir  au loin, d'abord à Al-Qasr al-Qadim ensuite à Raqqada. Là, sans risque de heurter l'opinion, et de déclancher des mouvements populaires, toujours prêts àse manifester. Ils purent en toute quiétude donner libre cours à leur goûts fastueux à leurs fantaisies de princes opulents qu'une brillante vie  de cour pouvait entraîner à des pratiques qui, sans être totalement libertines, pouvaient néanmoins offusquer des esprits rigides. Ne tolérait-on pas par exemple, le vente du vin à Raqqada, alors que cela était interdit à Kairouan ?

Par la suite, quand au X siècles les Obaïdites, succédèrent aux  Aghlabites, ils furent tenus, par les Kairaounnais pour de francs hérétiques aussi peu recommandables que les Infidèles. Et, de fait, au rebours de leurs prédécesseurs qui avaient somme toute affiché en toute circonstance, leur respect de l'orthodoxie, les nouveaux maîtres devaient attaquer de front celle-ci pour la réduire et pour lui substituer leur schisme ismaélite. Encore une fois, le divorce entre gouvernants et gouvernés devait se manifester, mais de façon très brutale. Après être venus à bout de la révolte Karijite d’Abou Yazid, auquel Kairouan ne manqua  pas d'apporter son aide,  Al Mansour , le troisième calife obaïdite fit construire aux portes mêmes de cité, une ville impériale qui prit le nom de Mansouriyyah ou encore Sabra, et dans laquelle les fondations somptuaires se succédèrent à une cadence rapide. Pour redorer un prestige très compromis auprès des Kairouanais. Mais surtout pour en imposer aux Koutamas et frapper  l’imagination de ces rudes berbères, qui furent les artisans de l’hégémonie fatimite sur le Maghreb et demeurèrent les piliers du nouveau régime, on déploya tant de richesses, on fit un tel étalage de luxe que jamais on ne connut rien de pareil en  l'Ifriqiyah.

Lorsque la jeune dynastie se transporta au Caire, ses lieutenants zirides devaient poursuivre, à leur tour, une carrière fastueuse qui dépassera même en munificence celle dont leurs suzerains leur avaient donné le goût. C'est ainsi que les chroniqueurs dépeignent cette période brillante, entre toutes, de l’histoire de l'Ifriqiyah et l’on serait tenté d'y trouver trace d'une exagération naturelle, n’étaient les récentes découvertes que nous avons faites dans ces sites des IXème, Xème et XIème siècles et ou le décore animé semble  avoir joué un grand rôle.

Il ne sera naturellement question ici que des objets où sont représentés des êtres vivants. Nous n’avons pas encore l'intention de traiter la question dans ses rapports avec les autres parties du Monde musulman, car cela dépasserait le cadre d'une simple communication et, qu'au surplus, le sujet n'est pas encore assez mûr. Cependant, étant donné les très grandes intérêts des ces objets, nous avons cru utile de les faire connaître sans retard. Aussi, nous contenterons–nous simplement de les décrire et d'en donner un album.

Ce sera un premier inventaire que nous espérons enrichir très vite dans les prochaines années au fur et à mesure que se développeront nos recherches.

Il convient en outre de signaler que nous aurons également l'occasion de parler de Tunis, où nous avons fouillé un très vieux cimetière.

Nous adjoindrons enfin à notre collection un certain nombre de pièces déjà publiées, mais sur lesquelles, semble-t-il, l'attention  n'a pas été suffisamment attirée.

 

Céramique

 

Nous avons découvert. dans les salles d'un palais fatimite, une très grande quantité de plaques de terre cuite émaillée, provenant d'un revêtement de mur. En plus des éléments classiques (arabesques, entrelacs, artifices végétaux et épigraphie ), on y rencontre un décor animé. Un tel décor sur de tels matériaux, cela apparaît, si nous ne nous trompons pas, comme une nouveauté dans l'Art musulman. Malheureusement, un long séjour dans une fosse, où ces plaques ont  été noyées, en vrac, sans doute, lors du sac de Sabra en  443/1051, a rendu l'émail très fragile, ce qui le ferait partir au découpage, ainsi que les sujets représentés. Aussi, n'avons-nous pas encore entrepris ce décapage, dans l'espoir de trouver un jour la recette qui nous permettrait de procéder à un nettoyage sans risque. C'est pourquoi, il nous est impossible,  malgré la masse de ces matériaux, d'évaluer, et l'étendue, et l'importance des documents qu'ils nous apportent. Les figure 1 pt 2 permettent néanmoins d'en donner des exemples. La première représente un archer, la seconde, un combat entre deux guerriers, scène circonscrite par un bandeau décoré d'aigles aux ailes déployées. Ainsi que l’a reconstitué mon maître et ami, M. George Marçais, ce revêtement était formé d'éléments circulaires et d'éléments recticurvilignes dont l'assemblage aurait été fait selon le croquis donnée par la figure2 bis.

Étant donné l'échelle des personnages et la hauteur des lettres (non figurées ici; 25 cm.), ce revêtement ne devait pas dépasser la hauteur d'homme, en partant immédiatement au dessus des divans et d'autres sièges.

L'autre intérêt de ce revêtement est qu'il préfigure, en très grand, la marqueterie céramique qu'on trouvera à la Qalaa des Bani-Hammad et dont nous avons trouvé des spécimens, plus vieux d'une siècle à Mahdia et à Sabra.

La figure 3 nous donne un autre fragment du même revêtement, représentant une tête d'homme à barbe pointue et à chevelure rejetée en torsades en arrière.

Sur un fragment de zelije ou carreau émaillé, on ne voit plus que l'arrière-train d'un oiseau (Sabra).

Dans la figure 5, sur un fond de plat, un homme tient à la main droit, un objet que l'on prendrait volontiers pour un flambeau (Kairouan)

Un autre fond de plat (fig. 6) I., présenter, dans deux cercles bordés par un mince ruban disposés en 8, deux. lions. On remarquera la queue du lion du bas et son appendice fleuronné. On en verra un autre exemple plus loin (fig. 39 et 41) (Kairouan).

Sur le tesson de la figure7, provenant d'un plat de faïence, ce qui subsiste de l'animal peint semble être l'arrière-train d'un cheval (Kairouan)

Et nous abordons à série des oiseaux :

Une autruche stylisée figure 8 (Kairouan).

La figure 9 représente un oiseau à aigrette, roulé en boule (pièce aimablement communiquée par M Khaled Abdel Wahab);

Sur la pièce suivante (fig. 10) l'oiseau est plus reconnaissable;  ce serait une caille s'il n'avait pas d'aigrette (don de S.E.H.H Abdul Wahab)

Les tessons des figures 11, 12 et 13, provenant de plats trouvés à Tunis, dans le vieux cimetière khourassanite  (IX, XII S) dans une couche de terrain antérieure à son emploi comme tel, semblent représenter des autruches et un autre oiseau à aigrette

Les objets précédents se placent, les uns au IX siècle, les autres aux X et XI siècles.

Les nuits qui vont suivrent sont plus tardifs :

La série des poissons (fig. 14, 15, 16) le lion ( ?) de la figure 17 et le cygne de la figure 18, trouveraient date entre le XII et le XIII siècle. Ils proviennent du cimetière Khourassanite de Tunis

Les tessons des figures 19, 20 et 21) qui proviennent du même cimetière, sont encore plus récents. Ils seraient des XVII – XVIII siècles. C'est le produit de l'artisanat tunisois (qallâlîn) qui s'est conservé d'ailleurs jusqu'au début de ce siècle.

Tout en demeurant dans le domaine de la terre cuite et émail­lée, nous abordons une autre technique dans la représentation animée; c’est le modelage. Nous avons trouvé à Sabra, un lion privé de ses membres (fig. 22), une tête d’oiseau (fig. 23) et un personnage décapité, privé de ses membres supérieurs et assis à la turque (fig. 24). L’objet est creux.

 

Plâtre

 

Nous avons exhumé tout dernièrement à Sabra, la tête d’un oiseau, vraisemblablement une tête d’aigle (fig. 25).

Du même site, provient cette sorte de perroquet (fig. 25 bis) tenant un objet ovale dans son bec. L’objet, exposé au Musée Alaoui du Bardo (Tunis), a été publié par M. G. Marçais (Manuel d’Art musulman, I, p. 176, fig. 97)

L’objet de la figure 26 est un graffite sur enduit de plâtre mis au jour au cours de nos travaux au même endroit. La silhouette du cheval qu’il représente est intéressante.

 

Marbre

 

Le Musée du Bardo conserve un bas-relief (fig. 27) découvert à Mahdia et sur lequel on peut voir un prince assis tenant une coupe dans sa main droite et écoutant un musicien jouant de la flûte (G. Marçais, Manuel d’Art musulman, I, p. 167, fig. 98).

La figure 28 représente trois personnages martelés se diri­geant vers un bouquet d’arbres sur les branches desquels on voit deux oiseaux affrontés. Cette dalle du Xsiècle ou même du IX, fut remployée comme stèle funéraire à Monastir en 475/1089.

Au Musée Sidi Bou Khrissan à Tunis, est conservée une colon­nette funéraire surmontée d’un dôme sur lequel est figurée une perruque, à mèches ondulées, entourée d’une sorte de couronne. L’inscription, incomplète, donne le nom d’un faqih (jurisconsulte) et une date, incomplète, qui la situe dans le courant du XII siècle (fig. 29 et 3o).

Si cet objet ne représente pas un personnage précis, il n’en repré­sente pas moins un attribut vivant de sa personne, le dessus de sa tête.

Il en est de même de la plaque de la figure 31 qui illustre une sourah du Coran (Lv). Là aussi, on traduit par du concret des idées abstraites du Livre Sacré [1].

L’objet des figures 32, 33, 34, 35 et 36, trouvé à une grande profondeur dans le Cimetière khourassanite de Tunis, laisse échapper de part et d’autre des rinceaux qui s’enroulent et se déroulent, en entourant, à intervalles réguliers, des fleurs à cinq pétales. Les deux fleurs extrêmes, aux pétales plus nombreux, laissent voir, en leur intérieur, chacune un oiseau. La position des deux oiseaux est celle, classique, des animaux affrontés.

Notre fouille de Sabra nous a fourni par ailleurs, le chapiteau de la figure 37, dans lequel on retrouve deux aigles affrontés de part et d’autre d’un vase analogue à celui de l’objet précédent.

Il est difficile, à défaut d’éléments absolument probants, de mettre une étiquette musulmane sur ces deux objets, mais la ques­tion, à mon sens, mérite d’être approfondie.

 

Verre

 

On renverra, pour les objets des figures 38, 39, 40 et 41, au récent ouvrage de G. Marçais et L. Poinssot, « Objets kairouannais », fasc. 2, p. 391, fig. 79, p. 38, fig. 74, p. 38 1, fig. 73 et 72,

La fouille de Sabra a donné également l’intaille de la figure 42 en pâte de verre et représentant un griffon.

 

Bronze

 

Dans une vitrine du Musée Alaoui du Bardo, on peut voir un quadrupède en bronze (fig. 43), trouvé dans une petite localité de la presqu'île du Cap-Bon : Béni-Khallad. Il est bien dans le style des objets connus, produit de l’art industriel des Fatimides.

Pour les deux lampes suivantes (fig. 44 et 45), on renverra encore une fois aux « Objets kairouannais » (fasc.2, p. 463, fig. 1 18 et 119).

On ne terminera pas ce tour d’horizon sur la représentation ani­mée dans le décor musulman d’Ifriqiyah, sans signaler un lion sculpté ainsi qu’un arc distendu à la partie supérieure des parements ouest du Borj de Mahdia.

A signaler également, dans la partie sud-est des remparts de Sousse, une plaque sculptée représentant un lion tenu par une chaîne à un palmier.

Mais ces trois objets semblent être modernes. Ils seraient d’époque turque, c’est-à-dire qu’ils remonteraient tout au plus au XVII siècle.

 

Silmane-Mostafa ZBLSS

  

M. MARCAIS souligne le grand intérêt de ces études sur les sujets animés et les représentations d’hommes et d’animaux dans l’art musul­man.

 

[1] C’est mon ami, M. Mannoubi S’noussi, qui, le premier, a relevé cette interprétation. Nous l’en félicitons beaucoup et l’en remercions autant.

  

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